« Le blues des conseillers d’orientation », Vincent Troger

Publié le par Jérôme Martin

Alors que des centaines de milliers de lycéens consulteront dans quelques jours les premiers résultats de Parcoursup, le chercheur en sciences de l’éducation Vincent Troger s’interroge sur le peu d’importance accordée, en 2019, aux conseillers d’orientation.

Tribune. Quand les 500 000 lycéens de terminale qui attendent les premiers résultats de Parcoursup (le 15 mai) font les gros titres de l’actualité nationale, on mesure l’importance qu’a prise l’orientation des élèves et des étudiants dans notre société. On pourrait donc s’attendre à ce que les personnels de l’éducation nationale spécialistes de l’orientation soient l’objet d’une attention particulière. Ce n’est pourtant pas le cas. C’est dans une indifférence quasi générale que les conseillers d’orientation sont devenus en 2017 des psychologues de l’éducation nationale (PsyEN), et une réputation de relative inefficacité leur colle à la peau.

En 2010, une enquête du centre d’orientation de la chambre de commerce de Paris avait montré que les élèves estiment que les conseillers d’orientation n’ont pas les moyens de les aider vraiment dans leur choix. Lorsqu’on parle d’eux dans le milieu enseignant, il n’est pas rare que les propos soient ironiques ou condescendants. Ils sont pourtant recrutés par un concours sélectif et ils sont les seuls personnels de l’éducation nationale formés explicitement à l’orientation des élèves. Alors pourquoi si peu de reconnaissance ?

Un bref regard sur l’histoire éclaire une partie du problème. Un Institut national de l’orientation professionnelle a été créé en 1928. Il formait des conseillers d’orientation à la pratique de tests psychométriques pour identifier des profils psychologiques adaptés aux exigences des différents métiers. Les conseillers d’orientation travaillaient donc principalement avec les jeunes qui se destinaient à l’exercice précoce d’une profession dès la fin de l’obligation scolaire (13 ans jusqu’en 1937, puis 14 ans jusqu’en 1959).

Les besoins du marché
Lorsque à partir de 1959, le général de Gaulle met en œuvre une politique de croissance de l’enseignement secondaire, il le fait explicitement pour alimenter l’économie en main-d’œuvre qualifiée et en cadres. Les technocrates qui l’entourent décident alors de placer les conseillers d’orientation au service d’un pilotage des flux d’élèves en fonction de l’anticipation des besoins du marché de l’emploi. L’un des principaux artisans des réformes des années 1960, le recteur Jean Capelle, écrit ainsi en 1966 : « [Il faut] associer étroitement au système d’éducation un ensemble de moyens d’information et d’orientation qui (…) permettra le jeu de l’autorégulation, c’est-à-dire l’acceptation par la grande majorité des familles des voies qui doivent permettre à chaque individu d’être le plus heureux là où il sera le plus qualifié. »

Dans la logique de cette conception, l’Office national d’information sur les enseignements et les professions (Onisep) est créé en 1970. Lui est associé l’année suivante le Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq), chargé de produire des analyses statistiques de la relation entre l’école et le marché du travail. Dans l’esprit des dirigeants d’alors, il s’agissait de fournir aux conseillers d’orientation les outils d’information (Onisep) et d’analyse (Céreq) pour leur permettre d’assurer leur fonction de pilotage des flux d’élèves au service des besoins de l’économie.

Cette vision très étroitement dirigiste et économiste du système éducatif a été rapidement mise à mal par les évolutions de la société postindustrielle. La croissance du chômage, la difficile anticipation de l’évolution des emplois, la mobilité des trajectoires professionnelles individuelles, ont rendu la relation formation-emploi « introuvable », pour reprendre le titre d’un livre de la sociologue Lucie Tanguy en 1986. En outre, dans une société qui promeut l’épanouissement individuel tout en soumettant étroitement la réussite socioprofessionnelle aux résultats scolaires, les familles ont été de moins en moins disposées à accepter les décisions d’orientation imposées autoritairement.

« Mais où sont passés les PsyEN ? »
Dès lors, une suite de décisions politiques a progressivement introduit un dispositif d’orientation fondé sur une négociation entre les familles et les enseignants, pour aboutir au système que nous connaissons aujourd’hui. Au collège, l’orientation est désormais présentée comme un processus qui s’opère tout au long des quatre années de scolarité dans le cadre d’un « parcours avenir », formule qui témoigne du goût des décideurs de l’éducation nationale pour les terminologies lénifiantes. Le processus se continue en fin de 2de, puis en terminale, où la réforme prévoit la désignation de deux professeurs principaux par classe pour aider les élèves et leurs familles à décrypter les exigences complexes du dispositif Parcoursup. Tous les textes qui régissent ces différents dispositifs en attribuent la responsabilité aux enseignants et aux chefs d’établissement, notamment dans le cadre des conseils de classe et des réunions avec les parents. Mais où sont passés les PsyEN ?

Selon les prescriptions officielles, « Le PsyEN participe à l’accompagnement des adolescents et des étudiants dans leur parcours scolaire et la construction de leurs projets d’orientation et de formation. Il concourt ainsi à leur réflexion sur l’importance des diplômes et des qualifications pour une insertion et une mobilité professionnelle réussies. »

Problème : pour accomplir cette mission, les PsyEN sont actuellement environ 3 600. Soit à peu près un PsyEn pour 1 500 élèves. En outre, ils sont installés en dehors des établissements scolaires, dans des centres d’orientation et d’information (CIO) où ils reçoivent élèves et familles qui le souhaitent. Le reste du temps, ils se déplacent dans les établissements de leur secteur pour répondre aux demandes éventuelles des équipes éducatives ou assurer l’information des élèves. Ils ont donc peu de contact avec les enseignants et n’ont évidemment pas le temps de connaître les élèves qu’ils sont censés accompagner. De fait, ils sont partiellement écartés du processus réel d’orientation, qui s’opère essentiellement au gré des traditionnelles réunions « parents-profs », et surtout des conseils de classe de 3e, de 2de et de terminale.

Maintien des inégalités sociales
Autrement dit, les seuls personnels explicitement formés à l’orientation sont de fait marginalisés par l’institution, tandis que les enseignants, qui ne reçoivent aucune formation en ce sens, en sont les principaux acteurs. Au-delà de son absurdité ubuesque, cette situation n’est sans doute pas sans conséquence pour le système scolaire. De nombreux travaux ont en effet montré que les décisions d’orientation restent très majoritairement déterminées par les moyennes obtenues dans les disciplines principales par les élèves au moment des conseils de classe, au détriment de tout autre critère.

Les mêmes travaux rappellent que ces critères d’orientation ne sont sans doute pas étrangers au maintien de fortes inégalités sociales qui caractérisent notre système éducatif. Formés à mieux comprendre les motivations, la maturation et le rapport à l’avenir des adolescents, les PsyEn seraient sans doute les mieux armés pour infléchir des décisions pour l’instant étroitement réduites au seul critère de la moyenne obtenue à un instant T de la trajectoire d’un adolescent. La sociologue Hélène Buisson-Fenet, qui a enquêté sur l’orientation en collège, montre qu’il y a souvent des « différences d’arbitrage » entre les enseignants et les PsyEN, ces derniers obéissant à une éthique professionnelle plus centrée sur une appréciation globale des élèves que sur leurs seuls résultats immédiats. Mais ils ne sont évidemment pas en situation d’être vraiment entendus.

Les réformes en cours ont placé les CIO sous la responsabilité des régions, mais les PsyEN restent des fonctionnaires d’Etat, ce qui risque de ne pas simplifier la tâche de ces personnels dont les organisations représentatives s’inquiètent de leur avenir. Leur recrutement est par ailleurs en chute libre : de 115 places au concours externe en 2017, on est passé à 55 cette année. Alors que dans tous les pays d’Europe et de l’OCDE l’orientation est présentée comme un enjeu majeur des sociétés modernes, la France semble se replier sur une conception scolaire et académique des trajectoires proposées à sa jeunesse. Au-delà du blues d’une profession sinistrée, l’incohérence des dispositifs d’orientation en France témoigne de l’incapacité des gouvernements qui se sont succédé depuis plusieurs décennies à élaborer une pensée cohérente de l’éducation et de ses enjeux.

Ce texte est paru dans Le Monde de l’éducation. Si vous êtes abonné au « Monde », vous pouvez vous inscrire à cette nouvelle newsletter hebdomadaire en suivant ce lien.

Vincent Troger (Maître de conférence en sciences de l'éducation)

Le Monde, 6 mai 2019

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