Edouard Claparède et l'orientation professionnelle en 1921- Document

Publié le par Jérôme Martin

Edouard Claparède et l'orientation professionnelle en 1921- Document

"Parmi les documents recueillis, il n'en est que deux qui concernent directement la question de l'orientation professionnelle; l'un d'eux, à vrai dire, est fort étendu : il s'agit des déclarations qui nous ont été faites sur ce sujet par un spécialiste, le professeur Edouard Claparède. Nous nous bornons à y renvoyer le lecteur, en retenant seulement cette constatation que, d'après cet expert, l'expérience acquise dans ce domaine n'est point encore — ces déclarations sont du 25 juillet 1921 — en rapport avec les exigences de la pratique." [BIT, Enquête sur la production, Tome 5 deuxième volume, 1923, p. 1104

Dès le début des années 1920, des liens sont tissés entre les milieux transnationaux de la réforme sociale, qui disposent depuis le traité de Versailles d'une solide base institutionnelle avec le BIT, et des personnalités scientifiques comme Claparède, figure centrale de la psychologie scientifique et fondateur, avec Pierre Bovet, en 1912, de l’Institut Jean-Jacques Rousseau. Ces réseaux internationaux se renforcent mais leur construction remonte au début du siècle. Les réseaux scientifiques déjà constitués jouent un rôle déterminant dans l’organisation internationale du mouvement. En septembre 1920, à l’issue de la Conférence internationale de Genève, les congressistes chargent la 4e Commission (organisation du travail et OP) de la Ligue d'Hygiène mentale de Paris, d’assurer le secrétariat de l’Association Internationale de Psychotechnique[1]. Les acquis institutionnels des psychologues français sont ainsi mis au service du mouvement international. C’est dans ce cadre qu’en mars 1921 Lahy rencontre Albert Thomas afin d’obtenir son soutien dans la préparation du Congrès de Barcelone[2]. L’Association internationale de lutte contre le chômage a ainsi permis de mettre en relations de nombreuses personnalités qui peuvent, dans les années1920, institutionnaliser une partie de leur idées[3].

Dès sa création, le BIT s’intéresse à la question de l’orientation professionnelle. En 1921, le BIT subventionne l’Institut afin de développer des recherches sur l’orientation professionnelle[4]. C’est dans ce cadre que Claparède publie en 1922 un rapport sur l’orientation professionnelle[5].

Le document proposé est un extrait de la grande « enquête sur la production » lancée en 1920 par Albert Thomas[6]. Une équipe est constituée autour d’Edgar Milhaud pour recueillir un matériau considérable. Milhaud publiera seul les résultats de cette enquête en raison des réactions hostiles suscitées par ce projet dans les milieux patronaux[7].

L’entretien accordé par Claparède au représentant du BIT dresse à un tableau assez complet de l’état de la question de l’OP au début des années 1920.

Selon Claparède, l’OP constitue une « fonction sociale » devant contribuer à la résolution de problèmes sociaux et économiques. Il s’agit avant tout d’une science pratique, destinée à trouver de nombreux points d’application dans la société.

L’intérêt suscité par l’OP parmi les psychologues s’explique par deux séries de facteurs. D’une part, les recherches menées sur les différences de rendement dans les activités entre les sujets conduisent les psychologues à considérer les aptitudes comme le facteur discriminant entre les individus. C’est le point d’appui de l’essor de la psychotechnique dans le sillage des « sciences du travail ».

« C’est la psychologie qui m’y a tout naturellement conduit. L’étude des aptitudes pose tout naturellement le problème d’une façon théorique. Tous les individus n’ayant pas les mêmes aptitudes, ne devrait-on pas, pour tirer un meilleur rendement de l’individu, lui donner des travaux en rapport avec ses aptitudes propres ? » (p. 1128)

Un second facteur apparait également dans l’entretien accordé par Claparède. Il s’agit de l’attitude critique, voire de rejet, à l’égard du taylorisme. Claparède pointe « les erreurs du taylorisme, qui considère l’individu comme une machine quelconque dont on mesure le mécanisme automatiquement, et qui ne tient pas compte de l’état d'âme » (p. 1132). Les réserves de Claparède font échos à l’ouvrage de J-M Lahy, Le système Taylor et la physiologie du travail professionnel paru en 1916[8].

Cependant, d’autres facteurs expliquent l’émergence de l’OP dès les années 1900. Le mouvement d’OP se situe en effet à la confluence d’une série de problèmes socio-économiques portés par des acteurs différents. Si la psychologie appliquée aborde sous un angle nouveau les questions de recrutement ou de formation, elle n’est pas la seule à s’intéresser à ces questions. Les années 1920 sont pourtant celles du « triomphe » de la psychologie dans le champ de l’OP qui s’impose alors comme hégémonique.

« Cette idée de l’orientation professionnelle, émanée de sources différentes, comme le taylorisme, l'industrie, l’administration où l’on s’est plaint d’avoir de mauvais ouvriers ou employés et où l’on veut obtenir une sélection des candidats, cette idée de l’orientation professionnelle a également surgi de la psychologie théorique. » (p. 1128)

Pour autant, Claparède souligne à plusieurs reprises qu’il convient de rester prudent en raison d’un avancement encore limité des recherches.

« Quant à l'orientation elle-même, dans tous les pays, on travaille à l'établissement de tests, d’épreuves; mais nous seuls psychologues, qui connaissons parfaitement les desiderata des techniciens, pouvons entreprendre de nouvelles enquêtes, élaborer ces tests, inventer ces épreuves. Ces éléments nous manquent le plus souvent. Pour faire un mécanicien, un télégraphiste, un téléphoniste, pour d'autres métiers encore, quelles sont les aptitudes nécessaires ? » (p. 1126)

« Mais sa réalisation nécessite des recherches extrêmement longues et délicates. Il faudrait aller sur place dans les usines réaliser des expériences préliminaires, nécessitant des tâtonnements; il faudrait procéder à des enquêtes chez les ouvriers, dans les familles. » (p. 228)

Dans l’entretien, Claparède cite plusieurs centres de recherches. Il existe dès le début des années 1920 un milieu européen de scientifiques qui constituent un réseau transnational.

- "premier cabinet fondé en Suisse".

Il s'agit du service d'OP ouvert en 1918 avec la collaboration de Julien Fontègne dans le cadre de l’Institut Jean-Jacques Rousseau.

- Institut d’OP de Barcelone

« Le premier service d'O. P. organisé en Espagne a été le Secrétariat d'Apprentissage, créé à Barcelone en 1915. Son but était de conseiller les jeunes gens d'après les informations qu'il se procurait sur lä situation économique, sociale et hygiénique des professions, les conditions légales d'apprentissage, etc.
Avec les progrès de la psychologie et de !a physiologie du travail, le secrétariat s’est transformé en l'Institut d'OP qui fonctionne actuellement. Son service d'orientation a toujours été gratuit. Celui de sélection est rétribué par les entreprises qui y ont recours. » (« d) Les Professions. Formation et Orientation professionnelle. L'apprentissage », L'année psychologique, 1930 vol. 31, p. 946-947).

- Bordeaux, Chambre de commerce de Bordeaux : « bureau de conseils d'apprentissage »; mais je ne crois pas qu'il y soit fait des expériences à proprement parler; ce sont des conseils donnés à la suite d'interrogatoires. Ce bureau de Bordeaux a publié une rose des métiers, sur laquelle se trouvent les principaux métiers qui sont mis en relation avec les aptitudes psychologiques correspondantes. On cherche alors à donner des conseils aux apprentis d'après les interrogatoires verbaux."

Claparède semble ici disposer d'informations partielles. Créée en 1918 par Fernand Mauvezin, un ingénieur de l’École Centrale, la Chambre des métiers de la Gironde et du Sud-Ouest est reconnue d’utilité publique par décret du 24 décembre 1919. Elle présente deux spécificités. D’une part, elle conquiert rapidement son indépendance par rapport à la Chambre de commerce. D’autre part, elle se distingue par une action précoce d’OP en direction des élèves des écoles primaires. En 1922, Mauvezain se rend célèbre en publiant sa Rose des métiers qui témoigne à la fois d'une théorie et d'une pratique de l’orientation. Cependant, Mauvezain développe une conception conservatrice et centrée sur la famille de l'OP hostile à la psychologie.

- "Bruxelles, un petit bureau d'orientation professionnelle a été créé où l'on a quelques appareils. Son directeur, est M. Christiaens."

- Berlin (Charlottenburg), une institution semblable très bien installée, mais pour la grande industrie, uniquement pour l'examen des techniciens. On y examine la finesse des sens, l'acuité musculaire, la finesse de l'estimation visuelle pouvant partager une ligne. Des appareils remarquablement bien construits s'y trouvent.

- "Lahy, qui a entrepris différentes recherches sur des ouvriers".

Figure majeure de l'école psychotechnique française, il s'intéresse très tôt à l'OP.

- Jules Amar,Conservatoire des Arts et Métiers.

Physiologiste, Amar est un précurseur de l'OP, adepte du "moteur humain", il a ouvert la voie aux travaux sur les aptitudes et à l’élaboration de tests.

Organisation physiologique du travail, Paris : Dunod et Privat, 1917.

"Le travail humain", Le Musée social, n° 9, septembre 1923.

[1]. IIIe Conférence internationale de Psychotechnique appliquée à l'orientation professionnelle (Milan, 2-4 octobre 1922), Milan, Societa Umanitaria, 1923, p. 13.

[2]. IIe Conférence internationale de Psychotechnique appliquée à l'orientation professionnelle scientifique du travail (Barcelone, 28-30 septembre 1921), Barcelon, Instituto de orientacion Profesional, 1922, p. 14.

[3] . Topalov Chistian (ed.), Laboratoires du nouveau siècle, la nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, Paris, éditions de l’EHESS, 1999.

[4] . Hofstetter Rita. Genève : creuset des sciences de l’éducation (fin du XIXe-première moitié du XXe siècle), Genève : Librairie Droz, 2010, p. 266.

[5]. Claparède Edouard, L’orientation professionnelle. Ses problèmes et ses méthodes, BIT, Etudes et Documents. Série 3 – Enseignement. N° 1, Genève, octobre 1922.

[6]. BIT, Enquête sur la production, Tome 5, deuxième volume, 1923, p. 1124-1132.

[7] . Cayet Thomas, « Le Bureau international du travail et la modernisation économique dans les années 1920: esquisse d’une dynamique institutionnelle, Travail et Emploi, n° 110, avril-juin 2007, p. 15-25.

[8]. Le système Taylor, et la physiologie de travail , Paris, Masson & Cie, 1916 .

Bibliographie:
L'Orientation professionnelle.: Ses problèmes et ses méthodes.Bureau International du travail. Etudes et documents. Serie J. No I, 1922.

- Olivier Feiertag « Réguler la mondialisation : Albert Thomas, les débuts du BIT et la crise économique mondiale de 1920-1923 », Les cahiers Irice 2/2008 (n°2), p. 127-155.
URL : www.cairn.info/revue-les-cahiers-irice-2008-2-page-127.htm.

- Rita Hofstetter, Genève : creuset des sciences de l'éducation (fin du XIXe siècle-première moitié du XXe siècle), Librairie Droz, 2010.

- Daniel Hameline, "Edouard Claparède (1873-1940)", Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée, UNESCO, vol. XXIII, n° 1-2, mars-juin 1993, p. 161-173.

Publié dans Histoire de l'OSP

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